Cinquante ans est une étape clé de la vie de tout être humain, souvent considérée comme un tournant majeur. Moment où l’on a acquis de la maturité et une expérience certaine, mais aussi de dresser un bilan de ses accomplissements et envisager de nombreux défis qu’il reste à atteindre. Depuis le 28 mai 1975, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts… avec de bons et moins bons résultats (mise en place du TRIE). Cependant, la situation est grave actuellement avec le transfert dans le Sahel de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et le massacre de Tinzawaténe. Entendons-nous bien, il n’est pas question de « jeter le bébé avec l’eau du bain ».
La CEDEAO a certes beaucoup de limites, cependant son potentiel et réalisations à son actif sont nombreux[1]. Tous les analystes s’accordent sur le fait que les volets politique et diplomatique demeurent le talon d’Achille de l’organisation sous régionale. La survie de la CEDEAO ne se fera que par le reformatage du logiciel de fonctionnement à travers le renforcement du Parlement de la Communauté (adoption d’un système parlementaire), de sa société civile (qui ne se confinera plus aux seconds rôles d’observateur), mais aussi l’indépendance de la Cour de justice ainsi qu’une atténuation de la toute-puissance prépondérance de la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement.
L’avenir de la CEDEAO devrait être abordé dans les différents aspects que peut prendre le besoin de destin commun :
- l’intégration géographique par la mise en commun de la gestion des ressources naturelles de chaque pays ;
- l’intégration économique et la mise en place d’un vaste marché commun pour 415 millions d’habitants ;
- l’intégration monétaire qui devrait faciliter les échanges dans la zone ; ou encore
- l’intégration par l’harmonisation des règles de droit des entreprises.
Face à ces défis, la CEDEAO est aujourd’hui confrontée à une implosion avec plus de quatre coups d’Etats militaires (Guinée, Burkina FASO, Niger et Mali), face à trois coups d’Etats civils constitutionnel (Togo, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau), une monnaie – mort-née avec l’ECO. Cependant, le plus difficile reste la protection des populations civils qui ont payé un lourd tribut – entre 2021 et 2022 où, en moyenne chaque jour 18 civils sont tués dans les exactions dans les trois pays Mali-Burkina Faso et Niger. Ce phénomène qui continue encore aujourd’hui avec le massacre de Tinzawaténe.
Comment se présente la CEDEAO aujourd’hui en théorie ? Depuis le début de l’intégration, de nombreuses approches ont été développées pour conceptualiser le système politique de la Communauté.
Ce système politique comporte des éléments relevant d’un État, d’une organisation internationale, voire d’une fédération d’États, sans pour autant permettre à l’observateur de facilement évaluer l’ensemble des processus sous l’une de ces notions. Si les premiers efforts de l’analyse de la construction ouest africaine ont été pensés dans la lignée du fonctionnalisme, calquée sur le modèle de la Communauté Européenne, selon lequel une « institution est créée pour accomplir une fonction précise », les cadres conceptuels se sont multipliés tout au long des cinquante dernières années. Depuis le début des années 2010, l’intégration dans l’espace CEDEAO est un échec sur les plans politiques et devenu encore plus complexe caractérisée par la critique publique de plus en plus visible des « démocraties illibérales» faits
de « déficit démocratique et de résurgence des coups d’Etats militaires et civils par les tripatouillages des constitutions ».
Le déficit de démocratie a produit la résurgence du populisme, qui dessert les idéologies du souverainisme et du panafricanisme. Et l’on assiste aussi à une jonction que tout semblait opposer : les mouvements néo panafricains et les mouvements citoyens. Sur la forme tout d’abord, les premiers apparaissent virulents, clivants, (tel le mouvement France dégage) là où les seconds cultivent le registre légaliste – une mutation en partis politiques avec des modes d’action non violents basées sur le constat d’une dystopie du modèle de développement en vigueur. Sur le fond surtout, les premiers identifient la source des malheurs dans la subordination du pays à l’Occident, les seconds dans la subordination à une oligarchie corrompue. Domination externe pour les uns, domination interne pour les autres.
ADOPTER UNE NOUVELLE CHARTE DES DROITS FONDAMENTAUX
Cette « Charte » à adopter pour le cinquantenaire de la CEDEAO, serait l’issue pour ne pas mourir de sa belle mort. Il faut resserrer les rangs. En effet, avec les départs de la Mauritanie tout d’abord, puis de trois Etats importants dans le dispositif communautaire, leur retour dans la famille reste conditionné par des progrès à réaliser qui devrait constituer le terreau commun de tous les Etats membres. Si certains principes et valeurs sont érigés en gouvernail, les fondements de l’intégration de la CEDEAO. Avec quelle place au Parlement, à la société civile ? Comment mitiger le rôle prépondérant des Chefs d’Etats ? Comment expliquer la coopération entre États et la manière dont celle-ci doit fonctionner sont des sujets nombreux, et plusieurs concluent que la CEDEAO est, au vu de sa situation hybride sur le plan politique, un « objet politique non identifié [2]», et que l’intégration est, dès lors de nature sui generis. Le pari est de « normaliser » selon les critères endogènes, les bases politiques de la CEDEAO, de l’intégration au travers des différentes leviers que sont : le Parlement, la jeunesse, la Société civile par interaction comme dans un cadre de Fora citoyens pour fournir une base théorique, politique et légale qui devra répondre d’abord à la question des raisons pour lesquelles les États acceptent d’intégrer un ensemble régional comme la CEDEAO, et ainsi d’abandonner une partie de leur souveraineté.
Un troisième axe est le recours aux relations internationales pour expliquer l’intégration, qu’il s’agisse des approches d’intégration comparée, domaines où de nombreuses et fructueuses opportunités s’ouvrent actuellement. Sur le plan théorique, les concepts ne manquent pas : Fonctionnalisme, inter gouvernementalisme ou fédéralisme (comme c’est le projet au niveau de la Confédération des Etats Sahéliens -AES) présentent à la fois les atouts et les faiblesses. Le cadre conceptuel et la manière dont se construira l’intégration au niveau de la CEDEAO devra mettre à plat l’existant et sans complaisance analyser et opter pour l’Action. Les autres concepts de constructivisme, institutionnalisme, gouvernance, transfert de politiques publiques fournissent des explications concurrentes ou complémentaires, sans fournir une base globale d’analyse.
Au-delà des théories et concepts de l’intégration, qui présentent toutes des forces et limites, il est important de voir que ces théories et concepts ne sont non pas concurrents mais complémentaires. Il s’agit de changer et d’adapter aux besoins des populations le paradigme de référence. Cela constitue un sérieux challenge, mais il faut reconnaître que cette approche serait le premier pas qui permettra même au profane de connaître chacune des composantes de l’intégration en Afrique de l’Ouest et ainsi d’enrichir par ce pluralisme méthodologique sa propre analyse de l’intégration. A condition que le discours va-t-en-guerre affiché par la Commission de la CEDEAO sur instruction de ces Chefs d’Etats qui, eux-mêmes, ont perpétré des « coups d’Etats constitutionnels » soit définitivement abandonné.
MOUNIROU FALL (CORRESPONDANCE PARTICULIERE)
CARTOGRAPHIE DES MALHEURS DE L’INTEGRATION CEDEAO
Transposition de la guerre Russo-ukrainienne dans le Sahel
On se rappelle l’ancien Président nigérian Muhammadu Buhari. Avant de quitter le pouvoir suite à son second mandat, il déclarait le jour de son anniversaire que « les armes fournies en masse à l’Ukraine dans le cadre de sa guerre contre la Russie, sont en train d’être recyclées à grande échelle dans l’espace CEDEAO ». Aujourd’hui, cette étape est même dépassée car ce sont des mercenaires ukrainiens qui débarquent dans l’espace CEDEAO, forment, entraînent, équipent et accompagnent les terroristes qui vont lutter contre les armées régulières des pays de la CEDEAO. Ils vont même jusqu’à lancer des avis de recrutement de mercenaires parmi les populations de la communauté. L’instance politique de la CEDEAO ne pipe mot de cet état de fait et refile à la Commission de la CEDEAO la patate chaude pour sortir un communiqué laconique sur la situation du massacre de Tinzawaténe brandi comme un trophée de guerre par les Ukrainiens à la suite d’une attaque perpétrée contre les armées régulières d’Etats membres de la CEDEAO.
Les conditions politiques ont facilité l’arrivée au pouvoir des militaires.
On ne peut faire l’analyse de la déliquescence de la CEDEAO en faisant abstraction des contextes sécuritaires, de la présence de forces étrangères et des rivalités géopolitiques au vu des ressources minières et minérales du sous-sol mais aussi la position géostratégique de la région. Au lieu de se limiter à des condamnations de principe des coups d’Etat militaires, la CEDEAO aurait pu agir (avant) afin de ne pas créer les conditions pour qu’ils surviennent et ne soient perçus comme acceptables par les populations qui sont au premier chef concernés. Il s’agit notamment du maintien au pouvoir de présidents civils par des manipulations électorales, des tripatouillages de résultats électoraux, des fraudes massives, des modifications des cadres anticonstitutionnelles.
Les prises de pouvoir par l’armée sont des événements politiques qui s’inscrivent d’abord dans l’histoire de chaque pays. Le Mali, rappelons-le, depuis Moussa Traoré, avait connu le régime du général ATT, qui avait troqué le treillis contre le boubou et le pays avait fonctionné avec un régime dominé par les militaires, maquillés sous forme de pouvoir civil. Déjà, à cette époque, le cas de la rébellion touareg « entretenue » par certaines puissances étrangères dans les zones hautement riches avait débouché sur une guerre de longue haleine. En Guinée, les circonstances du troisième mandat de Alpha Condé ont créé les conditions idoines pour un coup d’État. Au Burkina FASO, le nombre de civils morts attribué aux « terroristes » a produit des coups d’états militaires successifs. Idem pour le Niger ou la vague terroriste avait fini d’effectuer sa marche vers Niamey. Il faut aussi faire attention dans l’analyse à intégrer les situations politiques propres à chaque pays, surtout depuis l’assassinat du guide Lybien Mouammar Kadhafi. Les environnements sécuritaires dégradés offrent un boulevard aux militaires de jouer un rôle politique de premier rang en se prévalant d’une capacité à maintenir la sécurité et acclamé par les populations meurtries.
S’il n’y avait pas eu l’illustration d’une dérive grave de la gouvernance, les militaires n’auraient jamais pris le pouvoir aussi facilement. La Côte d’ivoire, le Togo mais aussi le Bénin sont ainsi avertis avec le désir de troisième ou quatrième mandat. Cette désillusion était perceptible notamment au Mali, à la fin du pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keïta, ou en Guinée où l’arrivée des militaires a eu un sentiment de soulagement de la population.
Certains coups d’états « acceptés », d’autres « non »
Les mouvements citoyens dans certains pays ont poussé l’armée à prendre le pouvoir face à l’incapacité des régimes dits élus de maintenir l’intégrité du territoire national et la protection des biens et des personnes face à des terroristes. Les militaires arrivent ainsi avec des Termes de Références (TdR) cadrés sur l’impératif de préserver la stabilité sécuritaire avec des militaires qui détenaient déjà la réalité du pouvoir, et jouent un rôle important dans la lutte contre le terrorisme.
Ne soyons pas naïf aussi, Au sein de cette communauté dite internationale, il y a des acteurs divers qui ont des degrés d’influence plus ou moins importants au sein de la CEDEAO. La réaction de chaque acteur extérieur à un coup d’État est influencée par leurs intérêts et leur proximité avec les autorités politiques et militaires renversées et celles qui ont pris la place. Certains coups d’états sont « acceptés » et aucune sanction n’est prononcée d’autres en revanche ne sont « pas » acceptés.
Les intérêts économiques sont aussi importants. Quand on a un pays comme la Guinée qui est un exportateur majeur d’une matière première stratégique comme la bauxite et qui a fortement développé ses relations avec les entreprises chinoises et russes, le Niger avec son uranium, le Mali avec son Uranium, son hydrogène naturel et son Or, le Burkina avec son Or et son pétrole, on comprend qu’un changement de pouvoir à Niamey, Bamako, Ouaga ou Conakry entraîne des conséquences géopolitiques.
A l’intérieur de la CEDEAO, face à cette Afrique francophone où les Etats tentent vaille que vaille de renforcer leur pouvoir autonome au détriment de l’intérêt collectif avec un présidentialisme exacerbé par l’adoption de nouvelles Constitutions ou de révisions constitutionnelles opportunistes, il est comme qui dirait un ilot de vertu sur le plan politique. Les exemples de réussite sont rares mais existent. Dans la lignée de renforcement de la Démocratie, on trouve les pays anglophones (Nigeria, Liberia, Sierra Léone, Ghana, Gambie ou le Cap Vert. Ces pays ont eu la chance d’avoir des dirigeants politiques, volontaristes et non hégémoniques (Georges Weah, Jerry Rawlings, Pedro Pires, …). Sur le plan des principes et des valeurs, ces pays se caractérisent par le respect des droits de l’homme, l’ouverture des peuples les uns vis-à-vis des autres et l’affirmation de la qualité de la vie, même si Boko haram (qui dispose d’armes de guerre de dernier cri !) sévit dans certains Etats du nord Nigéria.
Les citoyens tolèrent de moins en moins cette situation et revendiquent plus de liberté, un autre modèle économique, politique et social ce qui a mené à renforcer les mouvements populistes, panafricains, souverainistes. L’espoir qu’avaient les peuples de voir leurs conditions de vie améliorées a été déçu face à des dirigeants qui tentent de rester au pouvoir en violant les lois et en usant de la violence. Ils bénéficient de la complicité active ou passive de leurs parrains occidentaux tant qu’ils poursuivent des politiques néolibérales – qui creusent chaque jour davantage les inégalités socioéconomiques.
Les États de la région faillissent encore à leur mission lorsqu’ils luttent contre les supposés terroristes, exerçant une répression très brutale et qui nourrit un cycle de violences.
MOUNIROU FALL (CORRESPONDANCE PARTICULIERE)