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La commémoration du massacre des tirailleurs sénégalais, en 1944, à Thiaroye, est une rupture avec le silence complice des régimes précédents, a déclaré le professeur d’histoire à l’Université américaine de Columbia Mamadou Diouf. L’historien qui préside le comité mis en place par le gouvernement sénégalais évoque les enjeux politiques et sociétaux de l’initiative. Il revient également sur l’intérêt d’avoir une lecture africaine de cet épisode douloureux de l’histoire coloniale.

Quelle lecture avoir de l’initiative du gouvernement sénégalais de commémorer le 80e anniversaire du massacre des tirailleurs sénégalais de Thiaroye en 1944 ?

La décision du gouvernement sénégalais de commémorer cet anniversaire a une double signification. D’abord, une signification scientifique. En effet, il s’agit de faire la lumière sur un évènement douloureux, le massacre des tirailleurs sénégalais par des soldats français le 1er décembre 1944 à Thiaroye. Ni les circonstances, ni les victimes, ni leurs sépultures ne sont connues avec certitude. Ensuite, il s’agit de lever le silence pesant qui singularise le traitement de l’évènement. Un silence qui entrave l’histoire et la mémoire du massacre. La volonté du nouveau régime est bien sûr politique. C’est une rupture avec le silence complice des régimes qui se sont succédé depuis l’indépendance. Ils ont tous cédé à l’omerta de la France. C’est aussi l’affirmation d’une conscience souveraine et panafricaine au service de l’intégration régionale et de l’unité africaine. C’est la mobilisation d’une histoire et d’une mémoire partagées pour nourrir une conscience collective. La parfaite illustration de cette rupture entamée avec vigueur est la nouvelle dénomination du « ministère des Affaires Étrangères » qui est désormais « ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères ».

Quels sont les enjeux politiques et sociétaux ?

Les enjeux politiques et sociétaux sont considérables. Ils dépassent le Sénégal dans ses limites, territoriales et nationales. Le choix des tirailleurs, victimes du massacre de décembre 1944, lève le voile sur plusieurs nœuds historiques. Chaque nœud est porteur d’un récit précis, une histoire qui souligne le passé, mais trace vigoureusement les contours de futurs, régional et continental. La commémoration est un révélateur de la convergence de l’histoire partagée, de l’impérieuse nécessité de la commenter, à partir d’un point de vue africain pour non seulement contribuer au savoir sur les histoires et massacres des empires coloniaux, mais aussi pour suivre à la trace leurs effets. Le retour sur Thiaroye est un réexamen de l’histoire et des politiques impériales françaises, d’une part, et des figures du panafricanisme et de la reconfiguration des relations avec la France. C’est le chantier d’une nouvelle génération qui s’évertue à sortir du carcan des modes et modalités postcoloniales. C’est l’invitation à la nouvelle aventure d’une histoire à venir qui explore le passé en se projetant dans le futur. C’est véritablement un travail sur une histoire à venir. Un projet à construire, dédaigneux des procédures de la bibliothèque coloniale dont il dénonce la démarche retorse.Qui sont ceux qui composent ce comité ?

Et en quoi consiste son travail ?

Les membres du comité proviennent de différents pays (Sénégal, Burkina Faso, France …) et de différents départements administratifs du gouvernement sénégalais, de l’éducation et de l’enseignement supérieur, des secteurs des arts, de la culture et de la société civile. Ils ont été nommés par un arrêté signé par le Premier ministre. La mission qui leur est confiée est triple : (a) faire un état des lieux précis des sources primaires (archives) et secondaires (études) portant sur le massacre de Thiaroye ; (b) proposer une cartographie des sites où elles sont conservées et, enfin, proposer des lectures de l’évènement pour établir les faits : un massacre colonial dans le temps de la « Libération » et qui annonce d’autres massacres, Sétif, en Algérie (1945) et Madagascar (1947), entre autres.

Pourquoi il est utile d’avoir une lecture africaine de cette histoire ?

Un adage ne dit-il pas que si on ne sait pas où l’on va, ne faudrait-il pas mieux retourner d’où l’on vient. L’adage nous somme de nous inscrire dans une historicité qui nous est propre et qui propose des sources et des ressources, des imaginaires culturels, politiques, sociaux et religieux qui exercent une influence considérable sur les enjeux contemporains, sur tous ces registres. Le regard africain permet de desserrer l’étau des représentations qui sont associées à la structure colonisatrice ainsi définie par V. Y. Mudimbe, « la conquête territoriale ; l’incorporation des économies des colonies dans l’économie métropolitaine et la réformation de l’esprit du colonisé » et des connaissances de la bibliothèque coloniale (L’invention de l’Afrique : Gnose, Philosophie et Ordre de la Connaissance. Paris, Présence africaine, 2021). Se dégager des commentaires ethnographiques, c’est dans une large mesure convoquer les bibliothèques, africaine, islamique et américaine dans l’entreprise de reconfiguration de l’Afrique dans ses engagements avec le monde.

Cette lecture africaine du massacre de Thiaroye peut-elle contribuer à la construction d’une mémoire collective partagée fondée sur la connaissance de notre histoire ?

Bien sûr, une lecture africaine qui ne se départit pas de son caractère scientifique contribue à la production d’un espace, de ressources et d’imaginaires au service du projet panafricain d’intégration africaine. Une intégration qui sollicite une parfaite connaissance de l’histoire. C’est la raison pour laquelle il convient d’investir sur les parcours et effets des histoires régionales contre ceux des territoires qui sont les produits de l’émiettement d’espaces historiques qui continuent à influencer le futur de nos sociétés. Extraire la mémoire collective des histoires partagées, précoloniales, coloniales et postcoloniales, c’est se donner les moyens de reconfigurer, en permanente, des communautés plurielles et solidaires.

Cette histoire étant commune à plusieurs pays, comment faire pour son appropriation par les peuples concernés ?

Il faudra étudier cette histoire ensemble, en partageant les archives et la documentation existantes, la publier ensemble et partager les interrogations et exhumer et investir dans une archéologie des savoirs et comportements qui fouillent la longue durée. Cette invitation de privilégier l’histoire régionale a été au cœur des recherches et enseignements de mon collègue Boubacar Barry.Quelle place doit occuper l’éducation des jeunes générations sur ce pan de notre histoire ?L’enseignement de l’histoire doit occuper une place centrale. Une histoire qui fasse place à la diversité des sociétés africaines, aux expérimentations pour donner une place significative au pluralisme et aux convergences communautaires. Cette éducation devra mettre l’accent sur une instruction civique, historique, littéraire, artistique et culturelle pour ouvrir des espaces informés d’expérimentation, d’innovation et de délibération.

Par Mamadou GUEYE, le soleil

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